Nous faussons compagnie temporairement à notre cap sur Istanbul, pour faire route au Nord, à la rencontre de Mostar et de Sarajevo, et tenter de mieux y appréhender l’histoire complexe des Balkans que nous parcourons maintenant depuis plusieurs semaines. 

Premiers tours de roues en Bosnie ET Herzégovine (c’est sa dénomination officielle), et nous relevons déjà mille détails qui attestent qu’elle n’a pas repris son envol à la même vitesse que sa sœur Croate, et encore moins que sa cousine Slovène, après l’éclatement de l’ex-Yougoslavie. Âge des voitures, soin porté aux villages et aux maisons, état et propreté aux abords des routes, chiens errants, …jusqu’à des panneaux signalant des zones non déminées, soulignent les difficultés auxquelles doit être en proie ce territoire encore déchiré par la guerre il y a à peine 30 ans.

Notre premier contact avec le pays est un peu… décalé. En cherchant un spot de pique-nique à l’écart de la route principale nous sommes conduits par hasard (comme par un appel divin ?!?) à Medugordje, le ”Lourdes local” depuis l’apparition supposée de la vierge en 1981. Nous avalons ainsi notre salade du jour face à sa statue, objet des ardentes prières des pèlerins qui s’agenouillent devant elle pour solliciter un miracle, et passons notre chemin.

Nous dégringolons ensuite du plateau vers la vallée de la Nevretna qui arrose Mostar 25 km en amont, pour une escale à Blagaj. C’est à la source de la Buna, qui débouche au pied de la falaise, que les soufis, secte musulmane connue pour ses dervish tourneurs, ont érigé au 16ème siècle un monastère dans un cadre idyllique. La fraîcheur de la rivière et les escadrilles d’hirondelles accompagnent notre premier apéro bosnien et bosniaque (si comme nous la subtilité vous échappe, on y revient un peu plus loin…).

Passés ces havres de paix, nous réalisons rapidement qu’il est difficile de voyager en Bosnie sans se plonger dans son Histoire, au moins récente, tant elle se rappelle au visiteur sous de multiples formes.

A Mostar, c’est le vieux pont qui la raconte. Il enjambe le ciel à 30 m au-dessus de la Nevretna et constituait depuis plus de 400 ans le trait d’union entre les quartiers croates (catholiques) à l’ouest, et bosniaques (musulmans) à l’est. Il a été détruit par les bombardements croates en novembre 1993 symbolisant ainsi la rupture du ”vivre ensemble” séculaire entre les communautés ethniques et religieuses qui peuplaient la ville. Reconstruit depuis sous l’égide de l’UNESCO, il tente d’incarner à nouveau l’amitié entre les peuples…

Nos diverses rencontres confirment l’omniprésence des cicatrices de ces années tragiques dans la vie des bosniens. Hoki et Fatima qui nous hébergent sur les rives du lac Boračko, sont partis pour Rotterdam en 1992 pour fuir le conflit et y ont travaillé 15 ans. Belma, qui vivait à Sarajevo, a été mise sécurité chez une tante parisienne pendant son adolescence. Filip nous explique que lui et sa famille ont une une vie tortueuse, ont été maintes fois déplacés avant de revenir chez eux, sur les bords de la Drina, pour monter un camping familial. 

Nous tentons de combler nos lacunes géopolitiques pour mieux s’expliquer les évènements de l’époque qui sous-tendent la situation actuelle. Sans prétendre aucunement donner ici un cours d’Histoire, mais juste « pour comprendre », voici un raccourci très simplifié, voire simpliste, de ce que nous avons retenu. Hum…Hum…votre attention s’il vous plaît :

  • En 1992, alors que l’ex-Yougoslavie se disloque, la Bosnie organise, à l’instar de ses voisins Slovènes et Croates, un référendum d’indépendance. Le OUI l’emporte.
  • Compte tenu de la mosaïque ethnique qui compose le pays : 45% de bosniaques (bosniaques = bosniens musulmans), 31% de serbes (orthodoxes), 17% de croates (catholiques), 7% autres, les bosniens-serbes redoutent la séparation d’avec leur mère patrie.
  • L’armée de Belgrade engage donc la guerre pour maintenir la Bosnie dans les lambeaux de la Yougoslavie, commettant les atrocités que l’on connaît, et assiégeant Sarajevo, coupée du monde pendant plus de 3 ans.
  • La guerre prend fin en 1995 avec les accords de Dayton qui débouchent sur le moins mauvais compromis permettant de rétablir la paix : une unique nation divisée en 2. Fédération de Bosnie (à majorité bosniaque et croate), et République Serbe de Bosnie (à majorité serbe), avec un système de gouvernance tournante entre les trois « ethnies » (Serbe, Croate, Bosniaque) complexe. Le tout placé sous l’autorité du haut représentant de la communauté internationale, chargé de faciliter l’application des accords, qui a un pouvoir contraignant. Il peut, par exemple, annuler toute décision jugée non conforme qui serait prise par l’exécutif.
  • Cette situation, alors envisagée comme transitoire, perdure depuis 30 ans, mais avec des accrocs réguliers tant les revendications nationalistes serbes restent vives.
  • La Bosnie est donc un équilibre instable, surveillée comme le lait sur le feu par l’ONU qui redoute à tout moment un nouvel embrasement des Balkans.
Découpage de la république de Bosnie et Herzégovine

Depuis Mostar nous rallions Sarajevo par la montagne, ses petites routes au profil inconstant, et au revêtement aléatoire. Trois journées perdues dans les reliefs sauvages et quasi-déserts qui nous coûterons encore quelques milliers de calories. Un prix que nous payons bien volontiers pour éviter le trafic des vallées, nous repaître des hautes vues, et découvrir les recoins peu visités. L’agriculture y est sporadique, peu mécanisée, et semble destinée à la seule subsistance des quelques habitants.

Le massif de la Bjelaniča, à moins de 50 km de Sarajevo, offre malgré son altitude modeste, un joli terrain de jeu aux randonneurs à pied ou à ski, grimpeurs, cyclistes, … Le refuge de Planinarski Dom Vrela, étape sur la Via Dinarica (de la Slovénie à l’Albanie par les hauteurs sur près de 1.300 km) nous héberge pour la nuit dans une belle ambiance alpine. 

A l’approche de la capitale, de curieux vestiges témoignent à nouveau du télescopage récent de l’Histoire de la Yougoslavie et de la Bosnie. En 1984, Sarajevo accueillait en grandes pompes les 14èmes Jeux Olympiques d’hiver, organisés pour la première fois dans un pays du « bloc communiste ».

Quarante ans, un séisme politique, et une guerre plus tard, on visite les ruines du tremplin de saut à ski, ou de la piste de bobsleigh devenue la galerie d’exposition des graffeurs de la ville… Belle occasion pour une petite séance d’urbex.

Mais qu’allons-nous trouver en entrant dans Sarajevo ? Une ville grise, triste et défoncée ? Des quartiers ruinés par la guerre ? Du béton ? Des bidonvilles ? Ces clichés volent en éclat à l’instant même où nous posons le pied dans le parc de la libération, où s’affrontent les joueurs d’échecs au pied de la cathédrale orthodoxe. En ce dimanche après-midi ensoleillé, les Sarajéviens se promènent en famille ou entre amis, font du shopping dans la grande rue piétonne Ferhadija, mangent des glaces. Le tout dans une ambiance paisible, heureuse, décontractée et multiculturelle qui nous charme en quelques secondes. 

Mais, plus frappant encore, nous sommes transportés par un coup de baguette magique au Moyen-Orient. Sarajevo, c’est comme une fenêtre spatio-temporelle ouverte sur la Turquie depuis l’Europe. On y boit du café turc, on y mange des loukoums et des baklavas, on y vend des tapis…, le tout bercés par le chant du muezzin cinq fois par jour. Une sensation unique.

Nous nous posons trois jours dans un appartement avec terrasse sur les hauteurs pour prendre le temps de découvrir celle que l’on surnomme la Jérusalem de l’Europe.

Cernés par les montagnes verdoyantes, sans stigmates visibles de la guerre, même si de nombreux musées et monuments la rappelle, l’arpentage des quartiers, ottomans, austro-hongrois, yougoslaves, et modernes est une belle surprise. Merima nous guidera pour une visite passionnante (et quasiment privée !) de ces différents secteurs juxtaposés chronologiquement d’est en ouest, qui se succèdent sans transition, alors que les rues s’élargissent et que les immeubles gagnent des étages.

Mais trêve de tourisme et foin de route au nord ! Il nous faut reprendre le bon cap si l’on veut rejoindre la Géorgie.

Une étape de montagne (sorte de pléonasme en Bosnie), nous sépare de Foča, dernière ville avant la frontière monténégrine. Nous franchirons par deux fois les « frontières intérieures » entre Fédération de Bosnie et République Serbe de Bosnie au découpage invraisemblable pour un non initié. Les serbes ne manquent pas de le faire savoir à grand renfort de panneaux et de drapeaux, tandis que l’alphabet passe du latin au cyrillique. 

Des forêts chétives, des cailloux, le soleil qui nous cuit, et à nouveau un bon 1300 m de dénivelé, voici la feuille de route de cette dernière étape bosnienne qui se conclut sur les rives de la Drina. Son flot lourd descend inexorablement des montagnes et dispense la délicieuse fraîcheur de ses eaux à 10 degrés sur notre spot de camping. Une bonne nuit nous attend avant d’attaquer les montagnes, encore des montagnes, toujours des montagnes, du Monténégro.