Petit matin du 12 janvier, nous roulons vers Bahia Bahamondez, à quelques kilomètres au sud de Villa O’Higgin’s, pour embarquer sur le Quetru qui appareille à 8h. Ici la route s’arrête, et une équipée de deux jours pour rallier l’Argentine nous attend. 

Le Quetru nous emmène en balade de l’autre côté du lac en faisant un crochet par le glacier O’Higgins. Alors que nous approchons, la masse blanche grandit, des icebergs épars flottent autour de nous, et le vent forcit passablement. Nous voici bientôt au pied d’un impressionnant mur bleu. Un glacier en coupe frontale digne d’une illustration de livre de géographie de CM1. Un spectacle unique.

Nous débarquons le soir à Candelario Mancilla. Une maison, un poste de douane, c’est tout. Bien assez pour planter notre tente face aux eaux bleues du lac.

Nos passeports tamponés par un carabiniero francophile qui révise sa Marseillaise avec nous, une piste pentue et rocailleuse nous mène jusqu’à la frontière physique quinze kilomètres plus loin. Le vent est un cheval fou aujourd’hui, il rue dans toutes les directions, fait craquer les arbres, couche les buissons, et nous déstabilise au passage. De superbes vues sur les montagnes, et sur le lac qui s’éloigne nous accompagnent.

A la borne frontière, la piste s’évanouit. Reste un étroit sentier qui ne survit que grâce au passage des cyclistes et des randonneurs. Les argentins n’ont visiblement pas envie de se raccorder à leur voisin. Cinq kilomètres de gymkhana dans la forêt, à tirer ou pousser les vélos, à parfois décharger les sacoches pour monter des raidillons, franchir des gués et des zones boueuses. Trois heures de parcours commando sympathiques, pour finalement redescendre sur le Lago Del Desierto où nous attend le douanier argentin. Dans son bureau doté d’une table, d’un registre et d’un tampon, pas de contrôle de police, pas d’ordinateur. Les formalités sont rapides. Plus qu’une heure de traversée, et 40 km de mauvais ripio jusqu’à El Chalten.

Nous avions déjà passé des frontières perdues lors de notre périple, mais celle-ci a un vrai goût d’aventure !

Arrivés à El Chalten, c’est la crise du logement. Au cœur de la saison, la ville subit une pression touristique trop forte pour elle. Submergée par une armada de gore-tex multicolores, plus une chambre d’hôtel libre, tentes contre tentes dans les campings sous-équipés en sanitaires, pénurie sur les étals des supermarchés et dans les distributeurs automatiques… Jérôme repère le jardin de Sylvia, dans lequel nous trouvons refuge pour installer notre tente au calme.

On se presse ici pour aller admirer les célèbres sommets tout proche et facilement accessibles. Nous montons au pied du Fitz Roy en tentant de nous désynchroniser des horaires de la foule. Après une jolie grimpette de 1.100 m, nous découvrons une scène de carte postale, digne d’une bande annonce hollywoodienne : le cirque pointe ses splendides aiguilles de granit vers le ciel en se mirant dans le Lago de los Tres.

Quittant le Fitz Roy et le Cerro Torre, nous faisons connaissance avec le vent patagon. Établi ouest / nord-ouest, il souffle du matin au soir avec violence et obstination, gagnant en puissance au fil des heures, au point qu’il devient difficile de se tenir debout dignement sous ses assauts. 

Ce matin, il nous pousse à 30 km/h et fait danser les nuages illuminants magnifiquement les paysages. Nous sommes plongés sans transition dans une steppe aride, partageant la route avec les nandous (petites autruches des Andes) et les guanacos (le camélidé de la région au port plus élégant que son cousin le lama) qui galopent effrayés par notre passage. On retrouve avec plaisir, et une certaine nostalgie, l’ambiance et l’immensité des hauts plateaux.

Les kilomètres défilent à vive allure, jusqu’à ce fichu virage plein ouest. Rejoints par Sarah et Arthur, deux cyclovoyageurs suisses, on se met « en formation » pour affronter le pampero. Roulant en ligne et en relais, il nous faudra près de quatre heures pour effectuer les 32 derniers kilomètres jusqu’à El Calafate.

L’entente est très bonne avec nos compagnons. Nous passons trois jours de vacances ensemble au camping. L’occasion de déguster sous le ciel argentin une authentique et délicieuse fondue fribourgeoise tout juste arrivée de Suisse par colis ! Hmmmmmm !

Nous partons à la découverte de la star locale, le fameux glacier Perito Moreno. Le vaste champ de glace (250 km2) se dresse devant nous. Sur un front de 5km de long et 170m de hauteur (dont environ 70m hors d’eau), séracs et crevasses plongent dans les eaux du Lago Argentino en avançant de près de 2 mètres par jour. Il s’en dégage une force inouïe. Impressionnant !

Dans la lumière du soir, on déambule sur les passerelles à l’affût de chaque craquement, de chaque détonation, respirations annonciatrices de la chute d’un pan du glacier, puis on s’installe pour un pique-nique seuls au monde en admiration devant le géant bleu. Chassés par les gardiens à 21h30, on quitte le parc dans le vacarme assourdissant de l’énorme sérac dont on guettait la dégringolade depuis plus d’une heure….raté !

Le 22 janvier six cyclos-voyageurs quittent El Calafate et font route vers le sud : Sarah et Arthur, Pim la hollandaise, Mag l’américaine, et nous. Nouvelle séance de surf vent arrière sur plus de 100 kilomètres. Nous nous retrouvons tous près du poste de carabineros désert de Rio Pelque, perdu au milieu de nulle-part. Un espace à l’abri du vent pour monter nos tentes, le maigre filet d’eau du rio, une petite bergerie pour dîner, il ne nous en faut pas plus pour établir un bivouac confortable, et passer une bonne soirée tous ensemble.

Le parcours annonce ensuite une étape délicate direction sud-ouest. On se réveille tôt et on se regroupe pour partir à l’assaut du vent. Difficile de garder l’équilibre sur ce ripio inconfortable. Les infatigables rafales de côté nous distribuent leurs gifles, nous balayent, et nous envoient un à un dans le décor comme des dominos. La progression est lente et harassante ! En fin de journée, après seulement 45 kilomètres, nous trouvons refuge dans les locaux des services d’entretien de la voirie gardiennés par Carlos qui accueille les cyclistes de passage en leur offrant un lit, une douche chaude et une cuisine. Ce soir, nous serons dix à dîner à sa table !

Nous repassons au Chili et atteignons Cerro Castillo par de vertes prairies. La route sinue ensuite entre les montagnes sous un beau ciel chargé. Des tours de granit se profilent au loin, s’approchent doucement, et nous entrons bientôt dans le Saint des saints du trekking du continent sud américain : le parc de Torres Del Paine. Nous quittons avec une pointe d’émotion nos copains suisses que nous espérons recroiser plus loin…

Durant quatre jours, à pied et à vélo, pistes et chemins nous mènent jusqu’aux merveilles du parc. Des « torres » aux « cuernos », des eaux turquoises du Lago Pehoé aux icebergs du Lago Grey, une succession de panoramas grandioses. Le vent met le paysage en mouvement, propulsant, disloquant, puis reformant les nuages, en faisant planer leurs ombres sur les montagnes. On croirait les ciels et leurs lumières ensorcelantes sortis de la palette d’un impressionniste. Nous tombons sous le charme de ce massif spectaculaire.

Un dernier regard en arrière pour graver ces montagnes sur nos rétines et nous reprenons la route vers le sud en abandonnant progressivement les reliefs. C’est par de beaux chemins vallonnés, au long de lacs et de rivières que nous rallions la mer à Puerto Natales. Nichée tout au fond d’un dédale de fjords, les montagnes enneigées en toile de fond, cette petite ville tranquille a longtemps prospéré grâce au commerce de la viande, de la laine, et des peaux de moutons expédiés aux quatre coins du monde. Convertie récemment au tourisme, elle a conservé ses maisons colorées et authentiques, et dégage une atmosphère conviviale de ville du bout du monde.

Nous chaussons nos bottes de sept lieues et, en deux pas de géants, toujours portés par le vent d’ouest, nous croquons les 250 km qui nous séparent de Punta Arenas. Paysages de forêts chétives où les bourrasques couchent les arbres qui tentent de dépasser trois mètres. Domaine des immenses estancias, des steppes rases où paissent des milliers de moutons.

1er février, Punta Arenas, nous voici tout, tout au bout du continent américain, au bord du détroit de Magellan. Avant de le franchir, nous décidons d’aller en prendre le pouls de plus près dans la péninsule de Brunswick. Encore 75 km vers le sud, et la ruta 9 se termine en cul-de-sac à la Punta del Arbol. De là, nous poursuivons en kayak de mer avec Christian et Javiera, l’équipe d’Agua Fresca, pour une balade de deux jours dans les baies du détroit  autour du phare San Isidro.

Temps calme, pas de pluie, nous bénéficions de conditions exceptionnelles pour profiter de ce paysage magique en tête-à-tête avec la nature brute. Alors que nous glissons sur les eaux d’ardoise, les  lions de mer et les otaries paressent sur les rochers, les escadrilles de cormorans nous saluent au raz des flots, et les dauphins font le spectacle en sautant autour des bateaux. Des moments inoubliables.

S’en est fini de la Patagonie. Nous en emportons des lumières étourdissantes et des ciels sublimes. Après plus de 9.000 km, l’île de la Terre de Feu est à portée de bateau et, à l’autre bout, il y a Ushuaia.

PS : pour ceux que ça intéresse, notre trace est à jour sur la page « L’itinéraire ».