Au sud de Puerto Montt, l’étroite bande de terre chilienne se fendille, se craquelle, et s’éparpille dans l’océan, en une myriade d’îles, de baies et de fjords. Les quelques villes et villages qui peuplent ces lieux sont longtemps restés inaccessibles par la route, ou l’étaient uniquement depuis l’Argentine voisine.

La construction de la carretera australe, sorte de cordon ombilical permettant d’assurer une liaison routière aux confins sud du pays, a été entreprise en 1986, sous la dictature militaire de Pinochet, très soucieux de souveraineté nationale. Mise en service à partir de 1988, les derniers tronçons n’ont été achevés qu’en 2000.

Ouvrage pharaonique de plus de 1.200 km entre glaciers millénaires, cascades bondissantes, forêts infinies, rivières rugissantes, lacs turquoises, et fjords majestueux, la Ruta 7 est devenue une route mythique du bout du monde, et une sorte de Graal des cyclo-voyageurs.

Nos jambes s’impatientent déjà de la découvrir…

Acte 1 – De Chaiten à Coyhaique – 420 km – 6 jours

Le 27 décembre nous débarquons du Ferry à Chaiten, « bourg western » sans âme, qui paraît avoir été reconstruit à la hâte après l’éruption du volcan éponyme qui l’avait enseveli sous ses cendres en 2008.

C’est parti pour 1.000 km de route australe ! … En espérant que le ciel nous accorde les grâces d’une météo clémente.

Trois journées sous un beau soleil nous déroulent les premiers décors exceptionnels de ces régions australes. Les glaciers coiffent les sommets, la route se coule au long des fleuves et des lacs, saute de vallée en vallée, avant de rejoindre les fjords qui s’ouvrent vers la mer. Panoramas tapissés par l’immense forêt pluviale patagone qui ne laisse place aux prairies que dans le fond des vallées. Un concentré de paysages de mer, de campagne, de montagne, jusqu’aux neiges éternelles, sur à peine mille mètres de dénivellée.

Sur cette section nord, la carretera a perdu en authenticité ce qu’elle a gagné en confort et en sécurité pour les automobilistes. Élargie, asphaltée à 75%, ça n’est plus l’étroite piste de ripio qu’ont du emprunter les voyageurs il y a quelques années.

Nous rencontrons en quelques jours, plus de cyclistes que nous n’en avons croisé en six mois de voyage. Notre vieille Europe est fortement représentée, mais on vient aussi d’Australie ou des USA pour arpenter la carretera à la force des mollets. On se raconte d’où l’on vient, on s’échange nos bons plans, on parle qualité de la piste ou direction du vent…

Les tronçons plats sont rares. Nous pédalons avec persévérance au gré des plissements abrupts de notre chemin qui imposent à nos quadriceps de violents efforts, avant de nous projeter au bas des pentes avec rage. Inlassablement, dans un rythme haché, et des changements de vitesses incessants, nous montons, puis redescendons raidillons et petits cols de quelques dizaines à quelques centaines de mètres de haut, totalisant souvent des dénivelées de plus de 1.000 m le soir. Casse-pattes.

Au parc national Queulat nous posons notre bivouac dans un de ces superbes camping chiliens. Un vaste emplacement bien isolé, doté d’un barbecue, et surtout, d’un abri. Il faut dire que le parc reçoit quelques 4.000 mm de pluie par an !
Une balade de fin de journée nous mène 300 m plus haut jusqu’à la vedette du parc : son glacier suspendu et sa cascade vrombissante. Impressionnants.

Les jours suivants nous soumettent à une météo beaucoup plus patagone. Un temps très variable, des douches, des éclaircies, mais toujours une très belle lumière. Des armées de nuages combattues par un soleil valeureux et héroïque, mais finalement submergé par le nombre.

Au seuil de l’année 2016, dans leur auberge à Villa Mañihuales, Ruth et René, nous proposent de partager le réveillon qu’ils fêtent avec famille et amis. Dîner buffet qui mélange pêle-mêle cacahuètes, chips, brochettes de viande, et fondue au chocolat, suivi de quelques pas hésitants de Chamamé, danse traditionnelle en 6/8 au son de l’accordéon. Un mouvement totalement impossible à piger sans un petit cours préalable.

Le 1er janvier nous remontons le cours du rio Simson en filant, porté par Eole, vers Coyhaique. On vole au rythme de nos battements de jambes. A l’approche de la ville la route quitte la vallée, décolle vers les plateaux, et nous transporte en montagne.

Acte 2 – De Coyhaique à Villa O’Higgins – 560 km – 9 jours

La pluie bat les fenêtres toute la journée ce 2 janvier à Coyhaique. Nous avons bien choisi notre journée repos/logistique. La séquence Sud de la Ruta 7 s’annonçant plus sauvage, plus perdue, nous faisons le plein de nourriture pour assurer une autonomie de quelques jours. Ces ravitaillements en produits frais et variés nous permettent d’améliorer pendant deux ou trois jours la qualité de nos repas. Avocats, tomates, charcuterie, fromage, fruits, complètent très agréablement pour nos palais, les féculents qui constituent notre principal carburant.

Sous un temps toujours variable et par un vent portant, nous reprenons la direction du Sud par les plateaux herbeux qui mènent au massif du Cerro Castillo, ses crêtes de dentelles et ses tours de basalte. Le camping de la laguna Chyguai nous accueille sous ses arbres majestueux avec, une nouvelle fois, un emplacement immense, une table, une cabane. Le tout avec douche brûlante garantie, à condition d’allumer soi-même la chaudière à bois !

Nous sommes proches du point le plus haut de la Ruta 7 (1.120 m au Portzuelo Ibañez), et la température nous le fait savoir. Ce matin la pluie s’est muée en neige et blanchit notre tente. Passé le col sous le grésil en bataillant contre les rafales, nous plongeons sur le bourg de Cerro Castillo emmitouflés dans nos goretex de la tête aux pieds. Nous louons l’efficacité de cette membrane magique qui nous permet de rouler des heures sous la pluie en restant bien au sec, et sans trop transpirer.

Arrivés au village, le food-bus « Cocina Del Sol » nous prodigue la chaleur de son poêle et un repas chaud pendant que dehors le soleil termine de tordre le cou aux nuages, pour nous offrir un après-midi radieux. C’est la fin de l’asphalte. Devant nous, 500 km de carretera en version originale : étroite, sinueuse, sans glissières de sécurité, et toujours aussi accidentée. On en salive d’avance.

Les rios Ibañez, puis Murta dénouent leurs entrelacs au fil de nos tours de roue sur une piste devenue totalement sauvage. Deux à trois jours de vélo entre deux bourgs, des maisons isolées souvent distantes de plusieurs dizaines de kilomètres. Nous nous sentons une nouvelle fois microscopiques dans cette nature immense dont Darwin a dit : « En Patagonie, tout paraît avoir été créé à une autre échelle ».

Le bleu invraisemblable du Lago General Carrera nous saute à la figure alors que nous débarquons à Puerto Rio Tranquilo. Le deuxième plus grand lac d’Amérique du Sud n’a rien à envier aux lagons polynésiens. Une petite excursion en bateau nous mène à la découverte des « capillas de marmol », grottes de marbre façonnées par l’érosion du lac. Formations d’une beauté saisissante sous l’éclairage des eaux turquoises du lac. Notre objectif ne sait plus où donner de la tête.

De nouveau sur nos machines cet après-midi du 7 janvier, sous un ciel lumineux, la couleur envoûtante du lago qui défile sous nos yeux sur des étendues démesurées fige nos visages dans un sourire hébété. Au soir de cette journée parfaite, Myriam et Patricio nous accueillent dans leur camping de Bahia Catalina. Un endroit de rêve ou l’on bivouaque librement dans une prairie fleurie avec encore et toujours le lagon en toile de fond.

Nous suivrons ses eaux près de trois jours encore. Elles se déversent dans le Lago Bertrand, puis donnent naissance au turbulent Rio Baker. Il hérite de la couleur de ses parents et y ajoute sa fougue. Un cocktail détonnant provoquant une luminosité presque artificielle qui nous fascine.

À la confluence avec le Rio Nef, il perd sa pureté et s’enfonce dans des gorges profondes. La route les surplombe en corniche nous offrant l’un des plus beaux panoramas de cette Ruta 7. Au-delà de Cochrane, le fleuve s’assagit et roule ses eaux tranquilles vers le Pacifique.

Nous nous écartons de son lit pour traverser de grands espaces de tourbières où l’on récolte manuellement la sphaigne, qui servira de substrat horticole (entre autre). Un dernier effort pour nous extraire de la vallée du Baker par un défilé abrupt, et nous plongeons vers Puerto Yungay où nous attend le traversier pour Rio Bravo. Nous nous y retrouvons avec notre « équipe » de la carretera pour prendre le dernier bateau du jour : allemands, américaines, italiens que nous avons déjà croisé à plusieurs reprises.

Point d’orgue de la route australe, les cents derniers kilomètres sont extraordinaires et nous mènent à Villa O’Higgins par des paysages plus sauvages et grandioses que jamais. Des espaces de forêts démesurés, une piste franchissant deux jolis cols, traversant des vallées où grondent les rivières. Sur notre droite le champ de glace Sud chilien, zone de formation de quantités de glaciers qui donnent naissance à d’innombrables cascades. La montagne dégouline.

Nous croisons nos deux derniers cyclistes de la journée qui montent vers le Nord :

  • Jérôme : ¿ Hola, como estan ? ¿ De donde son ?
  • Eux : De Francia. Y usted ?
  • Céline : Vous êtes français, de quel coin ?
  • Lui : De Dijon
  • Céline : De Dijon ? Ah c’est marrant, ton visage m’est familier. Je pensais t’avoir déjà vu, mais plutôt vers Pau.
  • Lui : On vit à Dijon, mais je suis de Pau.
  • Céline : Alors c’est ça. Tu ne serais pas Manu ?
  • Manu : Oui c’est moi Manu, c’est fou ça. Mais on se connaît d’où ?
  • Céline : J’ai passé toutes mes vacances de Pâques à Pau. On jouait à la thèque et au ping-pong ensemble et avec mes cousins quand on était gamins !

Rencontre improbable à l’autre bout du monde, sur une piste perdue de Patagonie…Complètement dingue !

Après 16 jours, nous voici à Villa O’Higgins, heureux, ivres d’espace, et les yeux emplis de paysages incroyables glanés sur ce parcours engagé, aux conditions météo capricieuses et aux dénivelées conséquentes. La carretera australe a tenu ses promesses, même si ses aménagements et sa fréquentation touristique (particulièrement sur la section Nord), ne nous ont pas procuré le même frisson d’aventure que les pistes péruviennes ou boliviennes.

Nous nous installons à l’auberge El Mosco, rendez-vous de la confrérie cycliste de la Ruta 7. Impossible de poursuivre plus au sud pour les véhicules motorisés. Seuls les cyclo-voyageurs et les randonneurs peuvent continuer vers l’Argentine par le Lago O’Higgins puis la montagne…